Je l’avoue bien volontiers, quand Jeuf me conseille un livre, je suis toujours un peu inquiet. Vous connaissez Jeuf et sa passion des mégajoules, alors imaginez qu’un matin il vous sorte de son chapeau un graphique avec des sphères bizarres, et vous débite des phrases incompréhensibles avec sa voix toute tremblante d’excitation : « alors là tu vois c’est la productivité par unité de surface et là la productivité par travailleur et là c’est les cultures sur abattis-brûlis et là c’est motomécanisation 1 et là c’est motomécanisation 5, mais moi je pense que ce qui serait bien c’est de revenir à moto mécanisation 2 ça suffit bien. C’est pour ça que tu devrais lire ce livre, en plus ils le vendent dans la librairie juste en face. »
Oui, bon, c’est un peu confus, mais ça l’était aussi pour moi. Tout ce que j’ai compris, c’est que je n’avais pas d’autre choix que d’aller acheter Histoire des agricultures du monde dans la librairie d’en face. Et attaquer ce pavé de 700 pages avec presque pas d’images, si ce n’est des graphiques du même tonneau que celui des rendements comparés qui donne des frissons à Jeuf. Sinon, il me harcelerait pour l’éternité, ou pire, ne me parlerait plus, même pas de mégajoules.
Et bien, après plusieurs semaines de lutte acharnée pour venir à bout du pavé, je dois bien avouer que je ne regrette pas mon achat. Le livre souffre bien d’un certain nombre de lacunes (par exemple, je m’étonne toujours qu’on puisse évaluer la qualité d’un système agricole, donc destiné à nourrir les gens, sans évaluer la qualité nutritionnelle de sa production), mais il a l’extraordinaire qualité d’être écrit sans idéologie : même si j’ai cru déceler un certain nombre de préjugés, l’ensemble du livre essaie de donner une vision aussi objective que possible des qualités et capacités des différents systèmes agricoles s’étant succédés sur terre.
Je donne cette précision parce que le livre est écrit par deux enseignants d’une grande école d’agronomie, et que les rapports que j’ai pu avoir sur Internet avec des étudiants de ce type d’écoles ces derniers temps m’avaient fait penser que l’enseignement y était très idéologisé (dans le sens « l’agriculture moderne est merveilleuse, elle n’a que des qualités et a sauvé le monde de la famine »). Le contenu d’Histoire des agricultures du monde me permettra notamment de répondre de manière bien étayée aux remarques qui m’avaient été faites sur cet article (oui, j’avais promis d’y répondre avant noël, mais je manquais encore de références).
Pour résumer très rapidement, l’ouvrage retrace l’évolution de l’agriculture depuis la révolution agricole du néolithique, dans presque toutes les régions du globe. Il fait bien sûr la part belle aux agricultures des régions tempérées, notamment d’Europe, mais les chapitres sur l’Egypte et l’Amérique du sud sont passionnants. On peut cependant regretter une impasse majeure : les agricultures qui se rapprochent beaucoup de la permaculture quoique fortement louées, sont en fait à peine évoquées :
« De plus, on peut penser que le XXIème siècle verra se développer des systèmes agraires produisant plus de vivres et capables de supporter des densités de population beaucoup plus élevées que les systèmes céréaliers ou pastoraux prédominants aujourd’hui. En effet, sans même parler de la progression de l’irrigation, de la sélection et de la chimie agricole, toutes sortes de systèmes hautement productifs et durables, associant étroitement cultures annuelles, élevage et arboriculture, se développent d’ores et déjà vigoureusement dans les régions du monde, densément peuplées, du sud-est asiatique, d’Amérique centrale, des Caraïbes et de l’Afrique des grands lacs. Des systèmes de ce genre, exigeants en main d’œuvre, peu exigeants en ressources non renouvelables et non polluants, ont d’ailleurs existé autrefois dans les régions difficiles et relativement peuplées d’Europe (châtaigneraies de Corse, des Cévennes…, et diverses formes de cultura promiscua du pourtour méditerranéen. »
Ca ressemblerait fort à un encouragement à poursuivre ce que fait le Sens de l’humus, mais à part quelques autres paragraphes reprenant cette idée sans plus de développement, Histoire des agricultures du monde ne va pas plus loin dans l’étude de ces systèmes. C’est bien dommage, et on ne peut qu’espérer qu’une prochaine édition viendra combler cette lacune.
Je conseille donc fortement la lecture de ce livre, qui vous fera voyager dans le temps et l’espace pour un coût écologique bien inférieur à un aller retour vers les Andes en avion (le chapitre sur l’agriculture inca est vraiment passionnant), et vous donnera un aperçu de l’importance de l’agriculture dans l’histoire des civilisations, depuis le néolithique jusqu’à nos jours. Le dernier chapitre traite d’ailleurs de la crise contemporaine de l’agriculture, d’un point de vue essentiellement macroéconomique qui vient bien compléter la vision plus écologique du problème de gens comme Claude Bourguignon.
A lire donc pour toute personne s’intéressant au passé ou à l’avenir de l’agriculture, et sa merveilleuse capacité à produire toujours plus de mégajoules de nourriture.
Je crois que c’est ce livre qui m’a fait définitivement basculer. Comme quoi, même un ingénieur n’est pas à l’abri d’un bon livre.
J’ai bien l’impression que si notre système agraire occidental a tellement divergé, c’est que depuis les Babyloniens, nos sociétés concentrent la réflexion et la décision dans les villes. Notre pensée politique et les décisions d’organisation agricole qui en résultent sont donc coupées de la terre depuis 5000 ans.
Maintenant que la terre cède sous la pression, ça va faire bizarre à certains de se rendre compte que l’agriculture est à la base de toute notre vie, pas simplement un problème d’électeurs réactionnaires avec des gros tracteurs.
J’ai espoir que l’internet permettra une nouvelle organisation politique où il n’y aura pas besoin d’être en ville pour réfléchir et décider avec les autres. La nouvelle Athènes, c’est la toile, et on pourra cultiver son jardin tout en ayant l’agora à portée de clic.
J’ai emprunté ce livre plusieurs fois….une mine ! mais lisez déjà l’intro et vous aurrez appris tellement de choses que vous ne verrez plus le monde de la meme manière.
pour mieux comprendre que l’agriculture est un progrès économique mais pas forcement humain : developpement des classes de la societé, du chef aux esclaves.
Et je cherche désespérement le titre d’un livre qui parlait de chiffres et d’ecologie : calcul du petrole necessaire pour faire tourner une mobilette par famille, la quantité d’eau pour faire un ordinateur par famille…..et donc que c’est impossible
pour voir les sphères bizarres, et un autre commentaire du livre :
http://forum.decroissance.info/viewtopic.php?t=3312