Donc, si on en croit les étudiants en agronomie, on a gagné. Le système agricole moderne est le meilleur qui ait jamais existé, le plus productif. Il nourrit mieux que tout autre son humanité. Il n’y a plus qu’à se féliciter mutuellement du résultat, et continuer comme ça jusqu’à la fin des temps.
Pourtant, à y regarder de plus près, il y a quelques imperfections dans ce merveilleux système. Si on fait l’effort de se rappeler l’objectif initial de l’agriculture, à savoir nourrir correctement les humains, il faut bien constater que le système actuel ne remplit pas son rôle aujourd’hui : 800 millions d’humains souffrent en permanence de la faim, deux milliards sont officiellement carencés à des degrés divers, et encore un bon milliard sont à la fois trop nourris et de fait plus ou moins carencés eux aussi.
On a donc quelque chose comme un peu plus de trois milliards d’humains sur cette planète qui ne sont pas correctement nourris. Presque un sur deux. On conviendra que pour le meilleur système agricole qui ait jamais existé sur cette planète, c’est pas brillant.
De fait, le système actuel souffre de quelques imperfections. D’abord, s’il produit autant, c’est au prix de l’utilisation de machines très sophistiquées, puissantes, et coûteuses. Le coût de l’équipement d’une unité de production agricole moderne se chiffre dans les pays occidentaux en centaines de milliers d’euros par travailleur. Coût justifié par l’extraordinaire productivité des exploitations modernes. Mais qui pose un problème : la grande majorité des agriculteurs du monde sont parfaitement incapables d’investir dans de tels équipements. La capacité d’investissement de la plupart des paysans se chiffre plutôt en centaines d’euros par an : il leur faudrait plusieurs vies pour espérer accéder à un équipement lourd, même de seconde main.
Ce qui conduit au principal problème du système actuel : la mise en concurrence d’une minorité d’exploitations suréquipées avec une majorité de paysans travaillant quasiment manuellement. Et ce qui aurait dû être une excellente nouvelle, la baisse des prix des produits agricoles, s’est peu à peu transformé au 20ème siècle en une malédiction. A des prix toujours plus bas, un nombre toujours plus grand de petits paysans a été acculé à la faillite.
Dans les pays développés, l’impact social a été supportable. Une bonne part des exploitations disparues ont vivoté et n’ont fermé boutique qu’à la retraite du chef d’exploitation. Et les autres secteurs de l’économie ont longtemps absorbé les contingents d’ex-paysans qui quittaient un à un le pays pour s’en aller gagner leur vie loin de la terre où ils étaient nés, généralement pour rejoindre des villes de mieux en mieux équipées pour les recevoir. La misère industrielle du 19ème siècle a fondu au 20ème dans un mouvement général et irrésistible de progrès social et scientifique.
Mais dans les pays moins avancés, le choc a été sans commune mesure. Des centaines de millions de paysans ont été contraints par la baisse du prix de vente du produit de leur labeur de rejoindre des villes incapables de les accueillir. Bien sûr, à cela se sont ajoutées toutes les causes externes politiques, économiques et sociales, qui ont soit permis, soit accentué la pression sur ces paysans.
Quoi qu’il en soit, la grande misère et la faim ont globalement régressé tout au long du 20ème siècle. Mais là encore, il est difficile d’en tirer des conclusions. Quelle était la situation des pays du sud avant la colonisation ? Pour prendre l’exemple de l’Inde et de la Chine, deux pays qui ont su efficacement lutter contre la faim, il semble bien que ces deux pays étaient au 18ème siècle bien loin de la situation de misère qu’ils ont pu connaître ensuite. Comparer la situation actuelle de ces deux pays à ce qu’elle était il y a cinquante ans est insuffisant. Il faudrait remarquer que la situation y était alors bien moins bonne que deux siècles plus tôt.
Difficile après cela de considérer que la situation alimentaire mondiale de ce début de 21ème siècle soit fondamentalement meilleure que ce qu’elle a pu être au cours de l’histoire. Elle l’est si on la compare aux épisodes de famine. Elle ne l’est pas forcément en comparaison des périodes les plus florissantes.
La production agricole mondiale correspond à 2700kcal par humain aujourd’hui (Jeuf vous dira combien ça fait de mégajoules). Histoire des agricultures du monde nous enseigne qu’elle atteignait dans les pays développés 3000Kcal à la fin du 19ème siècle. Car le problème qui s’est toujours posé dans l’histoire se pose encore. Dès que la production de nourriture l’autorise, la population augmente, plus ou moins vite selon les autres facteurs qui entrent en jeu. Et même si la productivité agricole a été multipliée par 10 en deux siècles, la population a quasiment suivi le même chemin. Exactement comme au moyen âge en Europe, mais au niveau mondial, mais 4 fois plus fort en termes de progression et 6 fois plus vite dans la période récente (la population avait doublé du 11ème au 13ème siècle, elle a triplé ces soixante dernières années).
Même si ce mouvement se ralentit, il reste que la situation ressemble par pas mal d’aspects à celle du début du 14ème siècle, mais à l’échelle du monde, cette fois : on déforeste les derniers territoires, les nouvelles techniques sont diffusées partout où la situation économique, politique et sociale le permet, et peine à se diffuser ailleurs. Les possibilités de progression supplémentaire de la production sont limitées, et exigent de nouvelles techniques, de nouvelles méthodes.
Au 14ème siècle, les hommes n’ont pas su trouver ces nouvelles méthodes leur permettant de nourrir la population croissante. Cela a entraîné un siècle de famines terribles, et il a fallu 4 siècles avant de retrouver une production alimentaire adéquate.
Bien sûr, la situation est différente aujourd’hui. Nous possédons une capacité d’innovation incomparable. Il serait possible de transférer savoir-faire et machines aux pays moins avancés. Leur production augmenterait fortement, et si les prix agricoles remontent, ce qui serait le cas si la production menaçait d’être insuffisante, les exploitations agricoles du sud redeviendraient viables. Face à la gravité de la situation, les hommes pourraient aussi devenir moins égoïstes et inventer des systèmes plus justes.
Restent quelques problèmes inédits. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, l’agriculture dépend d’une source non renouvelable d’énergie pour sa production : machines, engrais, pesticides sont dépendants du pétrole, de son abondance et de son prix ridiculement bas. Pour la première fois aussi, les paysans ne sèment plus leurs propres semences. Or celles, terriblement productives, que leur fournissent les grandes entreprises semencières sont simplement incapables de produire autant, loin s’en faut, sans l’apport des quantités adéquates d’engrais et de produits phytosanitaires. Sans compter les dommages causés à l’environnement.
Continuer à augmenter la production agricole sans changer de méthodes dans les décennies à venir impliquera forcément une quantité toujours plus importante de produits d’origine pétrolière. Pétrole dont on en est plutôt à se dire qu’il se fera bientôt plus rare.
Il est donc assez difficile de considérer que la situation agricole soit aujourd’hui paradisiaque. Il est même incertain que ce soit la meilleure qu’ait connue l’humanité depuis l’invention de l’agriculture. Et tout aussi incertain que ce soit la plus stable et la plus durable. La seule certitude la concernant est qu’elle a permis de libérer des milliards de bras et de cerveaux qui ont finalement conduit à ce que je puisse écrire ces lignes aujourd’hui sur un clavier. C’est en soi remarquable. Pourvou qué ça doure, disait la mère de Napoléon…
oups désolée pour la répétition de liens ! Bon, on dira que c’est pour le mettre en avant 🙂 ça fait pas de mal 😀
L’emploi des enfants contre argent a été un facteur de la natalité « ouvrière » (au sens de n’avoir aucun capital hormis une force de travail). Comme c’est le cas aujourd’hui dans les pays du tiers monde. C’est cela qui est important d’avoir en tête à propos des questions démographiques. C’est moins la productivité agricole qui compte que la forme d’organisation sociale que prend la production agricole.
Il semble donc que la mécanique capitaliste fait que les gains de productivité agricole conduisent à un exode rural, et non à une pluri-activité sur place. C’est tout à fait particulier à l’ère marchande, où l’agriculteur industriel achète énormément d’intrants pour produire une matière première, plutôt que produire lui-même ses intrants sur place pour transformer également sur place (en produisant pain, farine, etc.).
Il faudrait à mon sens déconstruire cette productivité de l’agriculteur moderne, en intégrant un certain nombre de paramètres comme l’emploi croissant de travailleurs saisonniers (via l’OMI, Office des migrations internationales), et le travail nécessaire en aval et en amont du travail sur place par l’agriculteur.
En fait une production intensive (en terme de mécanisation et d’achats d’intrants – chimiques ou non d’ailleurs) n’est pas contradictoire avec l’exploitation tout aussi intensive d’une grande quantité de main-d’oeuvre humaine (1).
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(1)
« Les ouvriers de la Camargue dont on n’a plus besoin dans le riz ont reflué sur la zone de fruits et légumes et du coup, tous les ouvriers maghrébins ont été licenciés, des travailleurs permanents qui avaient commis l’erreur de demander leur régularisation. Ils ne trouvent plus d’emploi fixe parce qu’ils rentrent dans le droit du travail classique. En plus, ils ont souvent la cinquantaine et sont fatigués et cassés à cause du travail qu’on leur a fait faire. Ils se sont retrouvés chômeurs de longue durée ou au RMI. Tous ces gens constituent actuellement l’armée de réserve qui travaille juste les heures dont on a besoin et cela tout au long de l’année. Tout le monde sait que ces chômeurs et RMIstes sont des ouvriers agricoles ». L’origine de cette configuration particulière des rapports sociaux entre le capital et le travail dans ce type d’exploitation agricole est californienne. Toujours dans le même numéro spécial de la revue, Jean-Pierre Berlan en esquisse la théorie à grands traits. On a affaire à une forme d’exploitation agricole qui est intensive, non seulement en intrants mécaniques et chimiques, ce qui est la norme générale désastreuse du point de vue écologique de toute l’agriculture capitaliste contemporaine, mais aussi, sur de brèves périodes critiques, très intensive en main d’oeuvre. Elle a les traits suivants : 1/ sa mécanisation va de pair avec le besoin de disposer sur des périodes concentrées, surtout celles des récoltes, de très grandes quantités de main d’oeuvre ; 2/ le moment exact des récoltes et leur volume sont aléatoires (« vous ne savez pas si votre récolte de pommes va être de 30 tonnes/hectare ou de 60 tonnes/hectare, c’est seulement au moment de la récolte que vous le saurez ») ; 3/ la récolte détermine la rentabilité de toute l’année, « comme arboriculteur fruitier ou comme producteur de fraises ou de légumes, vous avez fait des investissements considérables, et vous avez un seul objectif, rentrer votre récolte ». »
La mondialisation de l’armée de réserve industrielle: la «délocalisation interne dans l’agriculture», François Chesnais.
http://www.lagauche.com/lagauche/IMG/_article_PDF/article_1049.pdf
« (Jeuf vous dira combien ça fait de mégajoules) »
ça fait 2,7 fois 4,18 mégajoule environ, m’ai j’ai pas de calculette pour finir ce calcul.
à priori c’est beaucoup plus que ce qu’il faut pour tenir la journée.
Je pense aussi que la production de base végétale, qu’on arreterait de gacher en nourrissant moins d’animaux, fait encore beaucoup plus de MJ
Merci pour l’article sur l’agriculture. Je signale tout de même que ça fait quelques mois qu’il est présent sur la page liens de ce blog, que je recommande donc à tous les lecteurs. Il y a plein de choses intéressantes à y glaner.
Tous les articles que j’ai lu sur ce blog sont excellents, les thèmes, même complexes, sont exposés très clairement, bravo !
Quelques remarques par rapport à ce billet :
« Il serait possible de transférer savoir-faire et machines aux pays moins avancés. »
En théorie oui, mais dans la pratique, je pense que c’est beaucoup plus compliqué. il n’y qu’à voir les problèmes en Côte d’Ivoire depuis le départ des colons blancs qui cultivaient les terres agricoles.
« l’agriculture dépend d’une source non renouvelable d’énergie pour sa production : machines, engrais, pesticides sont dépendants du pétrole, de son abondance et de son prix ridiculement bas. »
Un article intéressant sur l’agriculture bio : http://www.delaplanete.org/IMG/pdf/bio.pdf, où il est question du rendement de cette agriculture sans pesticides, engrais et moins dépendantes des machines.
Je simplifie forcément les choses.
La vision de Mazoyer et Roudard (Histoire des agricultures du monde) est très intéressante, parce qu’elle met l’accent sur un point auquel on ne pense pas trop, qui est celui du phénoménal capital nécessaire à faire tourner une exploitation agricole moderne.
Ils donnent donc une analyse très pertinente de la manière de procéder pour relancer l’agriculture au sud.
Analyse qui, malheureusement, n’est plus valable dès lors que d’autres ressources essentielles que le capital viennent à être limitées. Le pétrole, l’eau, comme tu le soulignes…
Il faudrait refaire le raisonnement en plaçant toutes ces contraintes.
Mais j’imagine que dans ce monde où tout est pensé et écrit, il doit bien exister quelqu’un qui a déjà fait ça, au moins partiellement.
Lorsque j’évoque les problèmes de l’agriculture moderne et son incapacité à nourrir tout le monde, j’ai souvent la réponse suivante: « il y a assez à manger, même des surplus, le problème est dans la répartition ! »
C’est vrai qu’il y a, dans les pays occidentaux, un gaspillage terrible de nourriture, mais qu’en est-il vraiment ?
Puis quelques remarques par rapport au texte:
1) est-ce qu’il suffit de transférer machines et savoir-faire ? Pour les grosses exploitation qui fournissent des produits pour l’occident (café, chocolat, fleurs, etc), je ne pense pas que ce soit un problème, et pour les autres, les petites exploitations et les exploitations privées, les machines demandent de l’énergie et le savoir-faire est encore plus problématique: ces gens possèdaient un savoir-faire traditionnel parfaitement adapté à leur contexte, ce savoir-faire est souvent détruit par l’importation de méthodes modernes (couteuses en énergie et intrants) et j’ai aussi lu qu’à cause du SIDA, les adultes meurent avant d’avoir pu le transmettre à leurs enfants.
2) j’ai entendu une fois que le facteur de succès le plus important de la « révolution verte » était l’eau. En effet, les engrais seuls ne suffisent pas, en fait, plus on en met et plus il faut d’eau. Or l’eau pose un double problème: il faut beaucoup d’énergie pour en disposer et encore plus grave, on en dispose de moins en moins.
J’ai donc plutôt de la peine à croire que ça puisse durer, en tout cas pas avec plus de 6 milliards d’humains…
Moi, j’avais jamais rien compris à l’effet de serre, jusqu’à ce que je tombe sur le blog http://www.thedino.org où ils expliquent l’écologie pour les nuls. Il y a déjà « Leçon numero 1 : effet de serre » et « Leçon numero 2 : couche d’ozone ». Je me sens déjà un peu moins con…
Bisous
Quelques commentaires avant qu’on me fasse les remarques.
Certains mouvements de fond semblent s’être inversés, disons depuis le dernier quart du 20ème siècle, et même peut-être un peu avant.
La qualité des aliments produits par l’agriculture a sans doute commencé à baisser dans les pays développés dès les 30 glorieuses. C’était alors largement compensé par toutes les victoires de l’agriculture.
La capacité des villes des pays riches à accueillir l’exode rural s’est sans doute dégradée depuis les années 70. Elles ne sont plus capables aujourd’hui de fournir de manière certaine des emplois aux bras libérés. La qualité de l’urbanisme s’est sans doute aussi dégradée.
La marge de production agricole s’est considérablement réduite depuis son maximum des années 80. Elle est même nulle, voire négative depuis quelques années. Il se peut cependant que ce soit transitoire : quand les prix augmenteront, la production repartira. Mais on a vu les limites possibles, notamment énergétiques.
Et bien sûr, je n’ai pas parlé de toutes les questions sociales, politiques, philosophiques, écologiques, patrimoniales qui découlent de la transformation des modes de production agricoles. Il faudrait y consacrer un livre entier.