La Résurrection du Mélèze- Récit hivernal (2/2)

Suite et fin du précédant billet. On en apprendra un peu sur la « flore de l’extrême froid ». 

L’odeur du mélèze était faible, mais nette et aucune force au monde n’aurait pu effacer, étouffer cette odeur, éteindre cette lumière, cette couleur verte.
Pendant combien d’années, le mélèze, déformé par les vents et la gelée, se tordant pour suivre le soleil, a-t-il tendu vers le ciel, à chaque printemps, ses jeunes aiguilles vertes ?
Pendant combien d’années ?Cent. Deux cents. Six cents. Le mélèze de Dahurie vient à maturité au bout de trois cents ans.
Trois cents ans ! Le mélèze dont la branche la brindille respirait sur une table, à Moscou, était contemporain de Nathalia Chérémétieva et pouvait rappeler son amère destin : les vicissitudes de sa vie, sa fidélité et son endurance, sa fermeté spirituelle, ses tourment physiques et moraux qui ne diffère en rien de ceux de l’année 1937, avec la nature septentrional qui déteste l’homme et le danger mortelle des crue printanière et des tempêtes de neige hivernal, avec les dénonciations, l’arbitraire grossier des chefs, la mort, l’écartèlement, le supplice de la roue subit par le mari, le frère, le fils, le père qui dénonçaient et se trahissaient les uns les autres.
N’est-ce pas là un thème russe éternel ?
Après la rhétorique du moraliste Tolstoï, et le prêche forcené de Dostoïevski, il y eut des guerres, des révolutions, Hiroshima et les camps de concentration, des dénonciations et des exécutions.
Mêlant les différentes dimensions du temps, le mélèze a mis la mémoire humain face à sa honte et rappelle l’inoubliable. Le mélèze qui a vu mourir Nathalia Chérémétieva, comme il a vu des millions de cadavres, immortels dans le permafrost de la Kolyma, comme il a vu la mort du poète russe-ce mélèze vit quelque part dans le nord pour constater et crier que rien n’a changé en Russie : ni les destinées, ni la méchanceté humaine, ni l’indifférence. Nathalia Chérémétieva a tout raconté, tout noté avec sa force et sa foi pleine de tristesse. Le mélèze dont la branche a ressuscité sur une table de Moscou vivait déjà quand  Chérémétieva faisait son triste voyage menant à Bériozovo, qui ressemble tant au chemin qui va à Magadan, au-delà e la mer d’Okhotsk.
Le mélèze distillait, distillait littéralement son odeur comme de la sève. L’odeur se transformait en couleur, rien ne les distinguait.
Dans l’appartement moscovite, le mélèze respirait pour rappeler aux gens leur devoir d’homme, pour qu’ils n’oublient pas les millions de cadavres, les millions d’hommes ayant péri à la Kolyma. Une odeur faible, obstinée, c’était la voix des morts. Et c’était au nom de ces défunts que le mélèze osait respirer, parler et vivre.
Pour ressusciter, il faut de la force et de la foi. Mettre une branche de l’eau, c’est bien loin de suffire. Moi aussi, j‘ai mis une branche dans l’eau, elle s’est desséchée, elle est devenus inerte, frêle et cassante : la vie l’a quitté. Elle a plongé dans le néant, elle a disparu, elle n’a pas ressuscité. Mais dans l’appartement du poète, le mélèze a ressuscité dans un bocal d’eau.
Certes, il ya des branches de Lilas, de merisiers, il y a les romances sentimentales. Le mélèze n’est pas un sujet de romance.
Le mélèze est un arbre très sérieux. C’est l’arbre de la connaissance, du bien et du mal, qui ne fut  ni un pommier, ni un boulot, l’arbre qui était au jardin d’Eden avant qu’Adam et Eve n’en soient chassés.
Le mélèze c’est l’arbre de la Kolyma, l’arbre des camps de concentration.
À la Kolyma, les oiseaux ne chantent pas. Les fleurs de la Kolyma sont éclatantes, exubérantes, grossières, elles n’ont pas d’odeur. L’été est court, avec un air froid et sans vie : chaleur sèche et froid saisissant la nuit.
A la Kolyma, seul l’églantier des montagnes a une odeur, avec ses fleurs rubis. Ni le muguet rose modelé grossier, ni les énormes violettes, grosses comme le poing, ni le genévrier rabougri, ni le pin nain éternellement vert n’ont d’odeur.
Seul le mélèze remplit la forêt de sa vague odeur de térébenthine. On a d’abord l’impression qu’il s’agit d’une odeur de décomposition, d’une odeur de cadavre. Mais à y regarder  de plus près,  à la respirer plus profondément, on comprend que c’est l’odeur de la vie, de la résistance au nord, de la victoire.
De plus, dans le nord, les morts ne sentent pas : ils sont trop émaciés, exsangues, et puis, le permafrost les conservent.
Non, le mélèze n’est pas un arbre pour romance, sa branche ne vous inspira pas, ne vous donnera pas envie de chanter. Il s’agit là d’une parole d’une profondeur toute autre, d’une autre state des sentiments humains.
L’homme envoie une branche de la Kolyma par avion : il veut rappeler qu’il existe. Pas lui, personnellement, mais les millions de détenus tués, martyrisés, qui reposent dans des fosses communes au nord de Magadan.
Aider les autres à se souvenir, ôter de ses épaules ce lourd fardeau : avoir vu cela et trouver le courage de ne rien dire, de ne rien se rappeler.
L’homme et sa femme ont adopté et une fillette, une fillette détenue dont la mère est morte à l’hôpital, afin de prendre sur eux une obligation qui engageait ne serait-ce qu’eux deux, afin de remplir un devoir personnel.
Aider les camarades, ceux qui sont restés en vie après les camps de concentration de l’Extrême-Nord…
Envoyer cette branche rugueuse et souple à Moscou.
En expédiant cette branche, l’homme ne comprenait, ne savait pas, ne pensait pas qu’on allait la ranimer à Moscou, que, ressuscité, elle exhalerait l’odeur de la Kolyma, qu’elle fleurie dans une rue de la capitale, que le mélèze trouverai sa force, son immortalité.  Six cents an de vie pour un mélèze c’est presque l’immortalité pour l’homme ; il ne savait pas que les gens de Moscou allait toucher de leur main cette branche dure, austère et rugueuse, qu’ils allaient contempler ses aiguilles d’un vert éblouissant- sa renaissance, sa résurrection- et qu’ils trouveraient dans son odeur non pas le souvenir du passé, mais le souffle de la vie.

2 commentaires sur « La Résurrection du Mélèze- Récit hivernal (2/2) »

  1. Il se peut que je réussisse à écrire un truc ou deux d’ici la fin janvier. Mais je suis pas encore vraiment bien installé, ça reste difficile de travailler.
    (pour ceux qui n’ont pas suivi, je suis en Corse depuis lundi, « définitivement »).

  2. Contrairement à ce que j’ai annoncé début décembre, il se peut qu’il n’y ait pas de quoi alimenter ce blog d’un article toute les semaines pendant un mois et demi, mais seulement un mois, et donc que cette suite s’arrête ici.

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