Rendre son esprit à l’agriculture

Texte initialement publié sur le blog 1000 idées pour la Corse, idée n°40

Hier soir, lors d’une rencontre du Forum des Citoyens Actifs de Balagne (je reparlerai de ce forum), j’ai un peu imprudemment glissé au cours d’un raisonnement* l’idée qu’on avait rendu l’agriculture bête pendant 40 ans (si quelqu’un se rappelle mes propos exacts, qu’il les précise). Ca n’a pas manqué de soulever une certaine indignation de la part d’agriculteurs ou de parents d’agriculteurs présents, notamment viticulteurs. C’est ma faute, je devrais savoir que certaines choses ne peuvent pas être dites en 30 secondes.

L’avantage de l’écrit sur l’oral étant qu’on ne risque pas d’être interrompu au milieu d’une phrase, voici un peu plus en détails ce que je voulais exprimer, et en quoi cela peut nous servir.

En gros, j’estime que depuis la fin des années 50, jusque vers les années 2000, on a retiré aux paysans, devenus agriculteur, l’essentiel de l’intelligence de leur métier. Cela ne veut pas dire qu’ils aient perdu en technicité, au contraire. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas des exceptions, selon le type de production ou la région. Ca ne veut pas dire non plus que cela soit toujours regrettable ou évitable. Cela ne veut pas dire pour finir qu’il n’y ait pas eu, à contre-courant du mouvement général, des agriculteurs courageux ou visionnaires qui se soient, parfois assez tôt d’ailleurs, opposés à ce mouvement**. Ils sont malheureusement minoritaires, mais leur action est d’autant plus remarquable.

Perte de polyvalence

Une grande part des prérogatives des paysans a été retirée aux agriculteurs. En amont, par exemple, celles d’assurer le renouvellement de la fertilité de leurs sols, ainsi que de leur matériel génétiques (les semences, les plants). Ce qui veut dire que la part d’intelligence autrefois dédiée à ces opérations est externalisée dans des entreprises spécialisées. Tant que ces entreprises sont locales (par exemple quand Bruno Demoustier multiplie à Monticello des oliviers destinés à être plantés en Balagne), il n’y a pas de problème : le territoire garde l’intelligence. Mais quand on confie le soin de produire les semences ou les fertilisants à des multinationales, cela veut dire que l’intelligence liée à cette production est abandonnée à d’autres.

En aval, c’est en général l’activité de finalisation et de commercialisation de leurs produits qui leur est retirée. A l’inverse, les agriculteurs sont aujourd’hui chargés de nombreuses tâches et contraintes administratives qui n’ont plus grand-chose à voir avec l’agriculture.

Les agriculteurs sont aujourd’hui de plus en plus considérés comme des opérateurs spécialisés, voués à des opérations restreintes : obtenir à partir de semences ou de plants un produit brut. De même en élevage, où le mouvement général a été de fournir directement aux producteurs des aliments industriels en échange d’un produit brut, viande sur pied ou lait.

On voit bien quelles exceptions notables ont résisté en Corse ou ailleurs : bergers produisant leur propre fromage, éleveurs gérant convenablement leurs pâturages et produisant leur propre fourrage (plus rare), viticulteurs ayant largement amélioré leurs production ces dernières décennies, divers producteurs vendant directement sur les marchés, éleveurs de porcs assurant l’ensemble du processus d’élevage…

Mais on voit bien aussi que nous ne résistons gobalement pas au mouvement : bergers ayant abandonné leur production de fromage, éleveurs important des parts croissantes d’aliments, « scandale » de la fausse charcuterie Corse dont on me faisait part par ailleurs…

Perte collective de savoir-faire

Sur un plan plus régional, on a largement spécialisé les régions. Cela nous touche nous aussi. La Balagne produisait aussi des châtaignes, des amandes, des céréales, une large gamme de fruits et de légumes pour nourrir sa population, en plus des productions qui subsistent aujourd’hui. Il y a aujourd’hui des exceptions pour certaines de ces production, mais ce sont justement des exceptions.

Mais aussi, les paysans, dans leur globalité, I Paisani dont nous parlions justement hier (et qui n’étaient pas forcément agriculteurs), étaient dotés d’une somme considérable de savoir-faire annexes à la pure production agricole (feuilleter Tempi fà pour s’en rendre compte). Ces savoir-faire sont aujourd’hui réservés à quelques résistants, mais globalement, cette intelligence s’est elle aussi éloignée du monde agricole.

Perte d’autonomie

Dans leur grande majorité, aujourd’hui, les agriculteurs sont obligés de faire ce qu’on leur dit de faire. Cela confine parfois à l’absurde quand les ordres de l’administration commandent d’arracher aujourd’hui ce qu’elle avait commandé de planter vingt ans plus tôt, ou quand elle impose des normes de charge aux éléveurs trois fois supérieures à ce que leur pâturage peut supporter : ce n’est pas l’agriculteur qui est devenu con, c’est l’administration qui lui ordonne de faire des conneries. Mais dans tous les cas, une part importante de la décision, et donc de l’intelligence, leur est enlevée.

De même, le rôle des techniciens et des ingénieurs dans les processus agricoles est devenu prépondérant. Que ces techniciens soient compétents ou pas n’est pas la question : dans tous les cas, c’est un transfert d’intelligence de celui qui travaille la terre vers ceux qui ne la travaillent pas (même s’il y a là encore des exceptions, ingénieurs ou techniciens qui sont aussi agriculteurs).

Perte de la maîtrise du territoire

L’agriculture a aussi perdu la maîtrise de son territoire. En Balagne, c’est particulièrement criant. Là où nos ancêtres avaient façonné un territoire pour le rendre plus fertile que de nature, en règle générale aujourd’hui l’agriculture détruit plus de murs qu’elle n’en construit, érode plus de sols qu’elle n’en préserve, et cause plus d’incendies qu’elle n’en empêche. Il y a encore une fois des exceptions, mais il suffit d’observer le territoire pour se rendre compte qu’elles sont noyées dans la masse.

L’agriculture moderne a largement confiné les agriculteurs dans les plaines, considérant les coteaux comme insuffisamment mécanisables ou productifs. Il en résulte une perte considérable de maîtrise du territoire dans les zones au relief difficile.

Perte relative

Le dernier aspect provient de la vision « moderne » de la société, qui considère l’agriculture comme un domaine bien moins novateur que les semi-conducteurs ou la finance, par exemple.

On dissuadera donc généralement un bon élève de s’orienter vers l’agriculture et qu’on l’enverra plutôt faire du commerce ou des sciences dures. De plus, les mauvais élèves, généralement considérés comme stupides (alors que la corrélation n’est vraiment pas évidente), seront expédiés dans des formations au rabais. Les meilleurs élèves seront incités à devenir par exemple ingénieurs, mais là encore, les filières agronomiques sont nettement déconsidérées par rapport aux sciences dures (en tout cas elles l’étaient du temps où j’ai tâté des classes préparatoires). Et pour finir, une part importante des ingénieurs agronomes est recrutée en agro-alimentaire, en recherche ou production industrielle ou en commerce plutôt que dans une fonction directement en contact des agriculteurs.

Le savoir relatif de l’agriculture dans la société a ainsi constamment régressé depuis la révolution industrielle, mais particulièrement dans la seconde moitié du 20ème siècle.

Voilà à peu près ce que j’entends quand je dis qu’on a enlevé de l’intelligence à l’agriculture : je ne dis pas que les agriculteurs sont devenus moins intelligents ou qu’ils font du mauvais travail : je dis qu’on leur a retiré la plupart des domaines de compétence dans lesquels ils devaient autrefois exercer leur intelligence, et que cela a été accentué par la prise d’intelligence relative d’autres secteurs. C’est un mouvement général qui a commencé avec la révolution industrielle, s’est accéléré au 20ème siècle et a été déterminant à partir de 1960, en gros. Il se ralentit actuellement, et on peut même espérer qu’il s’inverse (et c’est à ça qu’il nous faut travailler).

Ce mouvement est indépendant de la prospérité et de la productivité des territoires (c’est sûrement plutôt dans la Beauce qu’en Corse qu’on a enlevé le plus d’intelligence aux agriculteurs), et il a connu ses résistants qui, au lieu de s’énerver après moi, feraient mieux de m’écouter jusqu’au bout. Il est aussi indépendant du niveau de technicité (des tracteurs guidés par GPS, c’est hautement technique, mais le rôle laissé à l’agriculteur est hautement bête ; la viticulture étant un bon exemple de secteur dans lequel l’augmentation de la technicité a pu, selon les cas, être ou non accompagnée de perte de sens ou d’intelligence***).

C’est ce phénomène qu’il faut regarder en face si on souhaite relancer une véritable agriculture en Corse et en Balagne, c’est-à-dire une agriculture capable de façonner à nouveau l’ensemble des territoires agricoles, de susciter des vocations nombreuses et de qualité, et de participer réellement à la cohérence économique de notre région. Et plus simplement, d’avoir du sens.

* Au départ, je voulais en fait simplement souligner à quel point, malgré les handicaps majeurs dont est affectée l’agriculture aujourd’hui, dont celui que je décris ici, j’étais impressionné par le nombre de candidats aux métier d’agriculteur que je rencontrais, et donc optimiste quant à l’avenir de l’agriculture.

** Et c’est aussi indépendant des victoires indéniables de l’agriculture moderne, notamment en matière de réduction de la pénibilité du travail ou de rendement brut…

*** Voir à ce sujet l’excellent documentaire Mondovino de Jonhattan Nossiter.

On pourra lire aussi avec profit l’Histoire des agricultures du monde de Mazoyer et Roudard, Les Sillons de la colère d’André Pochon, et Le Village métamorphosé, de Pascal Dibie.

Retrouvez tous les articles de 1000 idées pour la Corse.

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4 commentaires sur « Rendre son esprit à l’agriculture »

  1. Il est encourageant de voir que des agriculteurs résistent. Le film-documentaire « Solutions locales pour un désordre global » de Coline Serreau en donne des exemples.
    L’agriculture de l’avenir sera une agriculture de proximité, dit on. Plus de pommes de terre bio d’Egypte (comme vu sur un étal dernièrement)ou fruits d’Amérique du Sud, etc… Il faudra, dans ce cas, qu’elle soit diversifiée. J’espère que, lorsque viendra ce moment de remise en cause,il y aura encore de petits agriculteurs, et que la mondialisation n’aura pas tout anéanti.

  2. C’est un article de haute tenue, qui résume et exprime très bien toutes les ambiguïtés et les contradictions de la « modernité », caractérisée par une sorte d’extériorisation générale de l’intelligence, qui se transforme en une simple technicité détenue par d’autres.
    Bravo pour l’article et pour l’ensemble du blog.

    JL

  3. Mondovino m’a éclairé qua, et on sent bien que les vins nustrali sont dejà parti vers des gouts uniformisés (domaine de la punta) , on dirait les vins chiliens , les nouveaux vins toscans etc…
    ça craint !!

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